L'escalade des tensions entre la Chine et le Japon, qu'on a pu observer au cours des deux derniers semaines, ne mènera certainement pas à une guerre. Le Japon n'en a pas les moyens, la Chine n'en a pas l'envie. Mais cette crise soudaine reste surprenante. Comment deux pays qui semblaient entretenir des relations normales et apaisées ont-ils pu en arriver là en si peu de temps?
En pleine mer de Chine, les îles Diaoyu sont une des innombrables zones de conflit territorial, héritées du 20ème siècle, qui perturbent la stabilité de l'Extrème-Orient.
Les îles Diaoyu ("îles Senkaku" pour les Japonais) sont un archipel de huit îlots rocheux, pratiquement inhabités et situés en mer de Chine. Géographiquement, leur appartenance est difficile à déterminer, puisqu'ils sont situés à mi-chemin d'Okinawa (île japonaise mais occupée par les Américains depuis 1945) et de Taïwan (siège des nationalistes chinois, et revendiqué par la Chine communiste).
Historiquement, la situation est tout aussi complexe: cédé au Japon par la Chine en 1895 après la guerre sino-japonaise, l'archipel est occupé par les Américains en 1945. En 1972, les Etats-Unis s'en retirent et le cèdent officieusement au Japon. Depuis cette date, l'archipel est revendiqué non seulement par la Chine communiste, mais également par le gouvernement nationaliste chinois exilé à Taïwan.
Jusqu'à la fin des années 2000, la Chine et le Japon s'étaient accordés sur une forme de statut quo au sujet de ces îles. Mais plusieurs incidents locaux impliquant notamment des bateaux de pêche avaient récemment ravivé les tensions sino-japonaises. Le 11 septembre 2012, le gouvernement japonais annonce son intention de racheter ces îles à leurs propriétaires privés japonais: en clair, de les nationaliser. Cette annonce provoque la fureur du gouvernement et du peuple chinois (ainsi que celle des Chinois de Taïwan), et plusieurs manifestations anti-japonaises sont organisées. L'occasion de constater que la rivalité historique entre les deux nations est loin d'être apaisée...
Deux logiques nationales qui s'opposent
Au-delà du débat juridique, très obscur, ce sont deux traditions nationales et deux lectures de l'histoire différentes qui se heurtent l'une à l'autre. Pour le Japon, la domination de cet archipel récompense un long processus civilisationnel. Après avoir été, un temps, à l'école de la Chine, l'Empire du Soleil Levant avait pris son autonomie et entamé, après un Moyen-Âge tumultueux, sa modernisation. Alors que les royaumes de Chine et de Corée vivaient dans le désordre, le Japon devenait une puissance montante, négociant d'égale à égale avec les Occidentaux, et "civilisant" les îles aux alentours. Arrachées à une Chine en plein marasme, les îles Diaoyu ont été mises en valeur par Tokyo qui se considère donc comme leur possesseur naturel.
Après la conquête des îles est venu le temps de la guerre, puis de l'occupation américaine, humiliante pour l'orgueil national japonais. En récupérant cet archipel après le départ des Américains, c'était un peu de son honneur que le Japon récupérait. Aussi lui est-il impensable de s'en séparer aujourd'hui.
La vision chinoise est bien différente. Pour eux, la conquête par l'armée japonaise des îles Diaoyu est une des premières étapes de l'impérialisme nippon, impérialisme qui connaîtra son paroxysme au cours de l'entre-deux guerres et de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, le Japon est vaincu. Son Empire colonial est démantelé. L'occupation japonaise a fait 20 millions de victimes chinoises (seule l'URSS a subi plus de pertes, 21 millions de morts), souvent au cours d'effroyables massacres. Il apparaît donc naturel pour la Chine de récupérer toutes les conquêtes coloniales japonaises. Et d'ailleurs, elle récupère en effet Taïwan, la Mandchourie, et de nombreuses autres îles. Mais pas les îles Diaoyu.
De plus, ce combat a l'avantage d'unir la Chine communiste, celle officiellement reconnue, avec la Chine nationaliste, basée à Taïwan. La récupération des îles Diaoyu fait consensus entre les deux pouvoirs, et de ce fait, il est impossible qu'ils y renoncent.
Au-delà du conflit symbolique, c'est également une bataille économique qui oppose la Chine et le Japon, puisque les riches nappes de pétroles qui entourent les îles Diaoyu sont un objet de convoitise pour les deux nations.
Les récentes tensions sont le fruit de cette double histoire, ainsi que des changements géopolitiques récents. Si le Japon a tenu à nationaliser l'archipel, et à réaffirmer sa souveraineté dessus, c'est paradoxalement une marque de faiblesse. Le pays a vécu 20 années de crise économique, sociale et politique terribles. Alors qu'il était appelé, dans les anneés 1980, à devenir la première économie d'Asie, il a été dépassé par la Chine et sa croissance spectaculaire. Cette nationalisation des îles Diaoyu semble être un baroud d'honneur.
La Chine, d'ailleurs, a mis le frein sur les manifestations anti-japonaises; elle sait qu'elle peut se permettre d'attendre, confiante en son avenir, le moment opportun pour récupérer les îles.
La rivalité entre les deux pays pourrait cependant leur coûter cher, tant ils sont appelés à devenir de proches partenaires à l'avenir. En réalité, un statut quo, garantissant l'exploitation à deux des ressources des îles Diaoyu, serait bien plus profitable que ces manifestations nationalistes qui ne déboucheront sur aucune avancée concrète.
Et quel rôle pour la France?
A priori, la France n'a rien à faire dans une telle histoire. N'ayant aucun intérêt particulier en mer de Chine, elle n'est pas partie à ce conflit et pourrait s'en désintéresser. C'est d'ailleurs probablement ce qu'elle va faire, la diplomatie de François Hollande étant aussi plate et molle que celle de son prédécesseur. Et pourtant...
Pourtant, la France, avec une politique étrangère différente, plus active, aurait pu jouer un rôle efficace dans cette crise. Amie et alliée traditionnelle de la Chine, elle entretient aussi des rapport cordiaux avec le Japon. Or, elle est la seule grande puissance - avec l'Allemagne - capable de jouer un rôle de médiation entre les deux pays. Les Etats-Unis sont des alliés de Tokyo. La Russie partage avec le Japon un contencieux lié aux îles Sakhaline. L'Angleterre entretient avec les deux pays un passé douloureux. L'Inde est un rival régional de la Chine, Le Brésil et l'Iran en sont trop proches. Alors, cette affaire n'aurait-elle pas été l'occasion en or d'une médiation française, ou bien franco-allemande?
Hélas, l'Union Européenne a préféré s'enfermer dans une attitude d'hostilité politique à la Chine, d'autant plus ridicule qu'elle lui est totalement soumise économiquement. Encore une occasion ratée pour une diplomatie française trop dépendante, et pas assez autonome.