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6 novembre 2015 5 06 /11 /novembre /2015 15:05

En juin 2015, les élections législatives turques avaient été une surprise pour les observateurs du pays. En effet, le parti au pouvoir avait échoué à obtenir une majorité absolue au Parlement. Beaucoup y avaient alors vu le début de la fin pour Recep Tayyip Erdoğan, Président de la République et chef incontesté du pays depuis 2002. Face à l'incapacité de dégager une nouvelle majorité gouvernementale, de nouvelles élections ont été organisées le 1er novembre suivant.

Quatre grands partis concourraient alors: l'AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement), parti capitaliste et conservateur d'inspiration islamiste; le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti Républicain du Peuple), parti républicain, attaché à la laïcité et à l'héritage kémaliste; le MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti d'Action Nationaliste), parti conservateur et nationaliste; et le HDP (Halkların Demokratik Partisi, Parti Démocratique du Peuple), porteur à la fois des revendications kurdes et de thématiques libertaires et contestataires. D'autres petits partis participaient au scrutin, mais aucun n'était en capacité d'entrer au Parlement.

Les résultats se sont traduit par une victoire très nette de l'AKP, qui a obtenu la majorité absolue des sièges avec 49,5% des voix. Le CHP est resté stable à 25,3%. Le MHP et le HDP ont reculé par rapport à juin 2015, obtenant respectivement 11,9 et 10,7% des votes. Ces résultats traduisent une dynamique de fond qui voit l'AKP renforcer son emprise sur la société, tandis que les partis d'opposition restent incapables de l'inquiéter sérieusement.

La victoire magistrale de Recep Tayyip Erdoğan et du parti AKP

Enterré d'innombrables fois par les observateurs européens, le président turc a montré son exceptionnelle capacité de résilience. Après l'incident de parcours du 7 juin 2015, où il avait échoué à obtenir sa majorité absolue, Recep Tayyip Erdoğan s'est relancé dans la course électorale en suivant une habile stratégie en quatre temps.

La première étape consistait à saboter toutes les tentatives de construire une coalition gouvernementale. Alors même qu'une partie du CHP, inspirée par l'économiste Kemal Derviş, envisageait de gouverner avec l'AKP, le Président turc a fait pression sur son partie pour empêcher la réalisation de ce projet. Pour cela, il a multiplié les exigences, rendant tout accord impossible à accepter pour le CHP. Les tentatives de coalition ayant échoué (d'autant que les autres partis d'opposition s'y étaient opposés), des élections législatives anticipées ont été prévues pour le 1er novembre.

Recep Tayyip Erdoğan a lancé alors la deuxième phase de sa stratégie, en relançant les hostilités avec le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, Partiya Karkerên Kurdistan en kurde), mouvement armé favorable à l'autonomie des Kurdes et considéré comme terroriste par la Turquie et les puissances occidentales. Pendant plusieurs années, le gouvernement turc avait négocié avec ce mouvement, alternant concessions et politiques et cessez-le-feu. Cette relative souplesse lui avait valu la sympathie de l'électorat kurde, mais l'hostilité des nationalistes turcs. Le vote-sanction de ces derniers explique en partie le semi-échec essuyé par l'AKP en juin 2015. Voyant que l'électorat kurde l'avait abandonné, Recep Tayyip Erdoğan a tenté de récupérer les nationalistes turcs en reprenant les hostilités avec le PKK - qui n'attendait d'ailleurs que cela, ayant renoncé aux négociations de paix depuis plusieurs mois. En agissant ainsi, le Président turc pouvait non seulement séduire l'électorat nationaliste, mais également renforcer son emprise (militaire, policière et judiciaire) sur la société turque, et mettre dans l'embarras le parti HDP, en l'assimilant au PKK et à sa violence.
Pour relancer ces hostilités, le prétexte a été celui de l'attentat de Suruç, qui a tué une trentaine de militants de gauche fin juillet. L'armée turque a alors lancé une série de bombardements, tandis que le PKK multipliait les attentats en "représailles". Le mois d'août a été marqué par une flambée de violence qui a profité à l'AKP comme au PKK, permettant à chacun de prendre en main ses fidèles.


La troisième phase de la stratégie du Président Erdoğan consistait à intimider l'ensemble de l'opposition, pour l'empêcher de faire campagne. Plusieurs journaux anti-gouvernementaux, comme le quotidien Hürriyet, ont ainsi été attaqués par des milices proches de l'AKP. Fin octobre, deux chaînes de télévision d'opposition ont été investies par la police et fermées. Par ailleurs, les pressions se sont multipliées sur l'opposition, dont le temps de parole et l'espace de propagande électorale ont été très limités.

Enfin, dernier élément de la stratégie de Recep Tayyip Erdoğan: une relative discrétion, afin de ne pas cliver ou effrayer l'électorat turc. Le Président s'est tenu relativement en retrait, laissant son parti et son Premier ministre, Ahmet Davutoğlu, mener le gros de la campagne. Suite à l'attentat d'Ankara, qui a tué une centaine de militants d'opposition, le Président turc a même, fait rare, admis des erreurs dans sa gestion de la sécurité du pays.

Cette stratégie a été, in fine, couronnée de succès. Recep Tayyip Erdoğan a obtenu la majorité absolue au Parlement, qui lui permettra en théorie de gouverner seul au moins jusqu'en 2019. Il n'a certes pas la majorité qualifiée qui lui aurait permis de modifier la Constitution, mais il peut pour cela organiser un référendum, qu'il est sûr de s'allier, où s'allier selon les circonstances avec tel ou tel parti d'opposition. Dans un contexte de guerre intérieure (contre le PKK) comme extérieure (avec la montée des tensions autour de la Syrie), le Président turc aura tout les pouvoirs pour continuer à remodeler la société turque et à détruire progressivement l'héritage kémaliste. À l'instar d'un Vladimir Poutine ou d'un Benjamin Netanyahou, ce dirigeant dont on prédit régulièrement le déclin sort en réalité renforcé de chaque épreuve. Il le doit à une redoutable machine de guerre politique, à la faiblesse de son opposition, mais également à sa grande habileté stratégique.


L’inexorable déclin du kémalisme

Le CHP n'a pas connu de recul considérable. Par rapport aux élections de juin 2015, il a même gagné quelques voix et deux députés supplémentaires. Ses quelques 25% n'en restent pas moins une performance médiocre pour ce parti qui souhaitait incarner l'alternative à l'AKP et porter les valeurs kémalistes. Il a perdu les quelques circonscriptions (Zonguldak, Eskişehir, Mersin) qu'il avait conquises en Anatolie, et n'a conservé que les bastions traditionnellement progressistes et républicains du pays: la côte est (autour d'Izmir), et la Thrace. Il n'a pu conserver que quelques districts, qui lui étaient acquis, à Istanbul (Şişli, Beşiktaş, Kadiköy, etc.) et Ankara (Çankaya). Si le parti garde donc un électorat fidèle (avec une forte proportion d'alévis, qui pratiquent une religion syncrétique distincte de l'islam sunnite et sont traditionnellement attachés à la laïcité de l'État), il a été incapable de conquérir de nouveaux soutiens.

Cependant, le grand perdant du scrutin est le MHP (qui se revendique aussi du kémalisme, mais avec une forte tendance nationaliste et conservatrice). Après avoir percé avec 16,5% des voix en juin, il est retombé à moins de 12% le 1er novembre, perdant au passage 40 députés et passant derrière le HDP. Le parti nationaliste a été victime des opérations militaires lancées contre le PKK par Recep Tayyip Erdoğan: ses électeurs ont vu dans ce dernier un nouveau chef de guerre, et ont massivement fait défection.

L'avenir du bloc "national-kémaliste" semble sévèrement compromis. D'une part, la réorientation nationaliste du discours de Recep Tayyip Erdoğan risque de marginaliser le MHP. D'autre part, le CHP ne peut espérer seul représenter une alternative. Pour reprendre la main, il lui faut un allié. Mais s'il s'allie avec le MHP, il perdra une bonne partie de son électorat progressiste, et notamment alévi. Inversement, s'il s'allie avec le HDP, les kémalistes orthodoxes, très hostile au séparatisme kurde, le ressentiront comme une trahison. La stagnation morne semble être l'avenir de ces deux partis, qui semblent de plus incapables de faire émerger un dirigeant charismatique et capable.



Le HDP en situation précaire?

Autre perdant des élections de novembre 2015, le HDP a réussi à se maintenir au Parlement (ce qui nécessitait d'obtenir plus de 10% des voix), mais a connu un net recul, perdant 21 députés. Le succès de ce mouvement tenait à sa capacité à concilier les revendications des autonomistes kurdes et d'une partie de la gauche turque, issue des manifestations de Gezi de 2013. Dans un contexte pacifique, cette synthèse pouvait fonctionner. Le HDP disposait d'un socle électoral solide dans les régions kurdes, et de forces d'appoint dans les grandes villes comme Istanbul.

Mais dès lors que le PKK et le gouvernement turc ont repris les hostilités, il est devenu beaucoup plus difficile pour le parti de tenir cette position. Le HDP ne pouvait condamner ouvertement le PKK, sous peine de perdre une partie de son électorat kurde. Mais il devait s'en distancier le plus possible, pour ne pas effrayer son électorat turc. Un équilibre difficile à maintenir.

Finalement, il a perdu sur les deux tableaux. D'une part, les autonomistes kurdes, avec la reprises des combats, ont abandonné la solution politique. Le HDP leur est apparu comme incapable de défendre efficacement leur position. Finalement, c'est près d'un million de voix que le parti a perdu dans les régions kurdes. D'autre part, l'électorat turc du HDP s'est détourné de celui-ci, l'assimilant à la violence du PKK. C'est ainsi par exemple qu'à Tunceli, circonscriptions peuplée d'alévis turcs, le HDP a connu un spectaculaire recul au profit du CHP kémaliste.

Il est probable que plus la violence s'intensifiera, et plus la position du HDP sera précaire. D'autant que le PKK n'a absolument pas intérêt à voir émerger un grand mouvement politique pro-kurde, qui risquerait de l’assécher en militants et de devenir un dangereux concurrent.


Des risques de troubles et de fractures

En apparence, le triomphe de l'AKP et de Recep Tayyip Erdoğan assure le renouveau de la stabilité du pays. Pourtant, elle ne règle pas les problèmes de fond qui mettent en danger l'avenir de la Turquie.

En premier lieu, le pays semble divisé pour longtemps en trois grands blocs. Le premier, près de la moitié de la population, est celui des musulmans sunnites conservateurs, capitalistes puritains et masses populaires d'Anatolie. Ce bloc, qui correspond globalement à l'électorat AKP, entend prendre sa revanche sur la République kémaliste qui l'a trop longtemps marginalisé, et concentre pour cela tous les pouvoirs. Une deuxième force, qui représente près d'un quart du pays, est celle des républicains kémalistes, des laïcs, des progressistes, surtout concentrés à l'ouest du pays, et incapable de reprendre la main. Enfin, un troisième bloc est constitué par les Kurdes qui, au sud-est, érigent une société de plus en plus autonome et coupée du reste de la Turquie.

Ces divisions politiques recoupent en partie des divisions identitaires de plus en plus fortes: musulmans sunnites contre alévis et laïcs, nationalistes turcs contre Kurdes. Dans un contexte moyen-oriental et européen frappé par les divisions ethniques et religieuses, ces fractures sont très dangereuses et mettent en péril l'idéal unificateur de la République turque.

La situation économique du pays est loin d'être au beau fixe, et les prévisions ne sont pas optimistes. De graves conflits sociaux pourraient bien émerger, et même dégénérer dangereusement.

Enfin, la Turquie n'est pas à l'abri des dangers extérieurs. La diplomatie catastrophique de l'AKP à partir de 2011 a conduit le pays à rompre avec plusieurs partenaires essentiels (Syrie, Égypte...), et à des tensions récurrentes avec d'autres puissances (Russie, Iran, Israël...) Tant que l'équipe au pouvoir en Turquie ne sera pas renouvelée, un changement de cap diplomatique ne semble guère envisageable.

La stabilité turque est en trompe-l’œil. Le pays est beaucoup plus fragile qu'on ne pourrait le penser. Il est probable, certes, que l'AKP parviendra à atteindre ses objectifs: en 2023, il ne devrait plus rester grand chose de la République kémaliste fondée un siècle plus tôt. Mais à quel prix? Jamais, depuis 15 ans, la Turquie n'a été aussi menacée, tant de l'intérieur que de l'extérieur. La solidité de ses institutions, la vigueur de sa société civile et l'héritage républicain lui ont jusque-là permis d'affronter les crises. Pour combien de temps encore?

La fragile stabilité de la Turquie au lendemain des élections législatives
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